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Les solutions techniques pour stopper le réchauffement climatique existent ou sont à portée de main. Mais leur mise en œuvre nécessite une volonté qui fait pour l’instant défaut.
Le dioxyde de carbone est un gaz persistant, qui a une durée de vie dans l’atmosphère de près d’un siècle. Ainsi, s’il est possible d’accroître assez rapidement la concentration de CO2, par exemple en brûlant des combustibles fossiles ou en rasant des forêts, l’inverse n’est pas vrai. Tout se passe comme si l’on conduisait une voiture équipée d’un accélérateur mais pas de freins. On sait que ce processus est irréversible et on en a parfaitement identifié les risques à long terme. Il ne se passe pratiquement pas un mois sans que la communauté scientifique nous mette en garde contre de nouveaux dangers liés à l’augmentation des niveaux de CO2 – que ce soit pour la calotte polaire, pour la survie des récifs coralliens de la planète, voire pour l’existence même de pays situés à basse altitude. Pourtant, à l’échelle mondiale, la réaction se limite encore à des mesures d’une remarquable frilosité. Cela vaut notamment pour les Etats-Unis, pays qui est de très loin le premier responsable des rejets atmosphériques de dioxyde de carbone. (L’Américain moyen émet près de 5 tonnes de CO2 par an.) Or plus nous attendons, plus il nous sera difficile de changer de cap. “Nous n’avons plus que quelques années pour faire quelque chose, et pas dix ans, beaucoup moins”, m’assure Pieter Van Geel, le ministre de l’Environnement néerlandais.
Pour décrire un avenir où les émissions poursuivraient leur augmentation au rythme actuel, en dehors de tout contrôle, les climatologues parlent de scénario “statu quo”. Il y a quelques années, Robert Socolow, professeur de génie civil à l’université Princeton, a commencé à s’intéresser à ce scénario et à ce qu’il impliquait pour le sort de l’humanité. Fraîchement nommé directeur adjoint de la Carbon Mitigation Initiative [le projet de réduction du carbone], sponsorisée par le groupe pétrolier BP et le constructeur automobile Ford, il se considérait encore comme un néophyte en matière de climatologie. Mais en discutant avec les spécialistes il fut frappé par les graves inquiétudes qu’ils exprimaient. “Dans les nombreux domaines que j’ai pu aborder, il y a toujours un fossé entre l’opinion des spécialistes et celle du grand public, et dans la plupart des cas le grand public se montre plus préoccupé, plus alarmiste. Le nucléaire en est un excellent exemple : la plupart des professionnels du secteur sont relativement sereins face à ce qu’ils estiment être un niveau très faible de radiations, explique-t-il. Mais, dans le cas du climat, les spécialistes, ceux qui travaillent tous les jours sur les modèles climatiques, ceux qui prélèvent les carottes de glace, sont les plus inquiets. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour tirer la sonnette d’alarme et nous ouvrir les yeux sur l’énormité des bêtises que nous sommes en train de faire.”
A 67 ans, Socolow est un homme mince aux lunettes cerclées d’acier et une tignasse grise à la Einstein. Bien qu’il ait une formation en physique théorique – il a fait sa thèse sur les quarks –, il a surtout travaillé sur des problèmes concrets, à échelle humaine, cherchant entre autres des façons de prévenir la prolifération nucléaire ou de construire des bâtiments mieux isolés. Dans les années 1970, il a ainsi participé à la conception d’un ensemble de logements privilégiant l’efficacité énergétique à Twin River, dans le New Jersey. Il a par ailleurs mis au point un système – qui n’a jamais été commercialement viable – permettant de climatiser des locaux en été en utilisant la glace accumulée en hiver. Lorsqu’il est devenu directeur adjoint de la Carbon Mitigation Initiative, il s’est tout d’abord attaché à prendre la mesure du problème. Il s’est vite rendu compte que la documentation existant sur le sujet offrait presque trop d’informations. “Je suis plutôt rompu à l’analyse quantitative, mais là, d’un jour à l’autre, j’étais incapable de retenir ces graphiques”, avoue-t-il. Il entreprit donc de remettre à plat toutes les données du problème, surtout pour tenter d’en comprendre les tenants et les aboutissants.
Il y a deux façons de mesurer les émissions de dioxyde de carbone. L’une consiste à comptabiliser la masse totale de CO2 ; l’autre, que préfère la communauté scientifique, à ne comptabiliser que la masse de carbone. Avec cette deuxième méthode, les émissions mondiales en 2004 ont été chiffrées à 7 milliards de tonnes (à eux seuls, les Etats-Unis ont émis plus de 20 % de l’ensemble des rejets, soit 1,6 milliard de tonnes de carbone). Dans le scénario “statu quo”, la trajectoire des émissions futures donne lieu à une large fourchette d’estimation, mais une projection moyenne évalue les rejets de carbone à 10,5 milliards de tonnes à l’horizon 2029, et à 14 milliards de tonnes à l’échéance 2054. Une stabilisation des émissions à leur niveau actuel infléchirait sensiblement cette trajectoire, réduisant de moitié les rejets prévus pour le demi-siècle à venir.
Socolow a néanmoins très vite compris que ce simple objectif serait déjà en soi une tâche titanesque. Il a donc choisi de décomposer le problème en unités plus faciles à gérer, qu’il a baptisées des “triangles de stabilisation”. Pour simplifier, chaque triangle de stabilisation correspond à une stratégie qui permettrait d’éviter de déverser dans l’atmosphère 1 milliard de tonnes de carbone par an d’ici à 2054. Avec un collègue de l’université Princeton, Stephen Pacala, il a ainsi proposé quinze triangles de stabilisation, regroupés sous trois grandes catégories répondant à des axes stratégiques donnés : demande énergétique, offre énergétique et captage et stockage du CO2 ailleurs que dans l’atmosphère. L’année dernière, les deux chercheurs ont publié leurs résultats dans la revue Science. Leur article, qui a soulevé beaucoup d’intérêt, était certes optimiste – “l’humanité possède déjà le savoir-faire fondamental scientifique, technique et industriel pour résoudre le problème du carbone et du climat sur les cinquante années à venir”, assurait-il. Mais il remettait aussi sans complaisance les pendules à l’heure. “Aucune solution alternative n’est facile”, souligne Pascal Barkats.
Prenons par exemple le triangle de stabilisation n° 11. Il concerne l’énergie solaire ou photovoltaïque – probablement la plus séduisante de toutes les énergies alternatives, du moins dans l’abstrait. Les cellules photovoltaïques existent depuis plus d’un demi-siècle et sont d’ores et déjà opérationnelles dans tout un éventail de petites applications et dans quelques autres à plus grande échelle, où le coût de raccordement au réseau électrique est prohibitif. Une fois installée, la technologie est parfaitement propre : zéro émissions, zéro déchets – pas même de l’eau. Or, sachant qu’une centrale à charbon d’une puissance de 1 000 mégawatts dégage environ 1,5 million de tonnes de carbone par an – ce type d’usine devrait à l’avenir être plus efficace –, une mesure d’atténuation passant par l’énergie solaire exigerait d’installer suffisamment de panneaux pour produire 700 000 mégawatts. Mais, le rayonnement solaire étant par définition intermittent, pour assurer un tel rendement il faudrait prévoir une capacité de 2 millions de mégawatts, ce qui exigerait de recouvrir de panneaux solaires une surface d’environ 20 000 km2, soit environ la taille d’un Etat comme le Connecticut.
Le triangle n° 10 porte sur l’électricité éolienne. Une turbine type produit en moyenne 2 mégawatts d’électricité. Pour faire de cette énergie une stratégie de stabilisation, il faudrait au moins 1 million de turbines. D’autres triangles de stabilisation présentent des difficultés différentes, d’ordre technique ou social. L’énergie nucléaire, par exemple, n’émet pas de dioxyde de carbone, mais elle génère des déchets radioactifs, avec tout ce que cela implique en matière de stockage, de traitement et de réglementations internationales : à l’heure actuelle, on compte 441 centrales nucléaires dans le monde et une stratégie de stabilisation par le nucléaire imposerait de doubler cette capacité. Socolow et Pacala ont également travaillé sur deux mesures d’atténuation portant sur les voitures. La première appelle à utiliser moitié moins qu’aujourd’hui chaque voiture en circulation dans le monde ; la deuxième préconise de diviser par deux leur consommation en carburant.
Trois des options possibles sont fondées sur une technologie dite “de captage et stockage du carbone”. Il s’agit de piéger le dioxyde de carbone dès sa source de production – une centrale énergétique ou un autre gros pollueur, par exemple –, puis de l’injecter sous très haute pression dans des structures géologiques, comme les gisements d’hydrocarbures épuisés. Aucune centrale thermique n’utilise encore cette technique de captage et stockage du carbone, et on ne sait pas avec certitude si le CO2 injecté dans le sous-sol y restera indéfiniment. En la matière, l’expérience la plus ancienne dans le monde n’est opérationnelle que depuis huit ans : c’est celle de la compagnie pétrolière norvégienne Statoil, qui stocke le CO2 provenant de l’extraction de gaz naturel dans un aquifère salin profond en mer du Nord, sur le site de Sleipner. Un triangle de stabilisation par captage et stockage du carbone nécessiterait 3 500 projets d’ampleur comparable.
Tant que les émissions de CO2 n’ont pour ainsi dire aucun coût direct, aucune des stratégies de Socolow n’a véritablement de chances d’être appliquée dans la pratique. Les acteurs économiques ne peuvent être contraints de prendre en compte le facteur carbone que par une intervention gouvernementale. A cette fin, les Etats pourraient fixer une limite stricte de rejets admissibles de CO2, puis autoriser les pollueurs à acheter et vendre des “crédits d’émission de carbone”. Aux Etats-Unis, cette stratégie a donné des résultats concluants pour réduire les rejets de dioxyde de soufre responsables des pluies acides. [Le premier marché d’émission de CO2 a ouvert ses portes en Europe le 1er janvier 2005.] Une autre solution consisterait à lever une taxe sur le carbone. Ces deux options ont été très sérieusement étudiées par des économistes. En se fondant sur leurs analyses, Pascal Barkats estime que le coût des émissions de carbone devrait dépasser les 100 dollars la tonne pour que la plupart des stratégies qu’il propose deviennent un tant soit peu attractives
Tous les calculs de Socolow partent du principe que ces mesures de stabilisation seront adoptées immédiatement, ou du moins dans les quelques années à venir. Pour hypothétique qu’il soit, ce postulat de départ est vital, non seulement parce que nous continuons à déverser de plus en plus de CO2 dans l’atmosphère, mais aussi parce que nous persistons à nous doter d’équipements qui ne feront qu’accroître les dégagements de CO2 à l’avenir. Aux Etats-Unis, une voiture neuve consomme en moyenne 12 litres aux 100 kilomètres. Ainsi, lorsqu’elle aura parcouru 160 000 kilomètres, elle aura émis près de 43 tonnes de carbone. Une centrale au charbon de 1 000 mégawatts construite aujourd’hui a une durée de vie moyenne de cinquante ans. Si elle n’est équipée d’aucun dispositif de captage et stockage du carbone, elle émettra dans cet intervalle 100 000 tonnes de carbone. Aussi, le message principal des triangles de Socolow est celui-ci : plus nous attendons – et plus nous construisons d’infrastructures sans tenir compte de leur impact sur les émissions –, plus il sera difficile de maintenir les niveaux de CO2 au-dessous de 500 parties par million (ppm). De fait, même si nous parvenions à stabiliser les émissions au cours des cinquante prochaines années, les graphiques de Socolow montrent que des réductions bien plus drastiques seraient nécessaires au cours du demi-siècle suivant pour empêcher les concentrations de CO2 de dépasser ce niveau.
Quand on demande à Socolow si la stabilisation des émissions est à son sens un objectif politiquement réalisable, il fronce les sourcils. “On me demande systématiquement ce que je peux dire de la faisabilité de tel ou tel projet, soupire-t-il. Je crois sincèrement que ce n’est pas la bonne question. Toutes ces stratégies sont réalisables. Songeons à des problèmes comparables auxquels nous avons été confrontés par le passé : des problèmes qui, comme celui-ci, semblaient si difficiles que chercher à les résoudre ne semblait même pas en valoir la peine. Puis on a changé d’avis. Prenez le travail des enfants, par exemple. Nous avons décidé que nous ne l’accepterions plus, quittes à payer les produits plus cher. Nous avons tout simplement changé notre échelle de priorités. Il y a cent cinquante ans, l’esclavage présentait également des caractéristiques de ce genre. Certains estimaient que c’était un système inadmissible et ils ont défendu leurs arguments, mais ils n’ont pas eu gain de cause tout de suite. Puis un déclic s’est produit ; tout d’un coup, tout le monde a reconnu que c’était intolérable et nous n’avons plus eu recours aux esclaves. Cette décision avait bien entendu un coût social. Je suppose qu’elle a renchéri le cours du coton. Mais nous avons admis que, à partir du moment où nous voulions en finir avec ce système d’exploitation, c’était le prix à payer. De la même façon, nous pourrions aujourd’hui prendre conscience du fait que nous sommes en train de dénaturer irréversiblement la Terre. Or la Terre est un système très sensible et, comme nous l’ont appris les événements du passé, nous ne comprenons pas entièrement toutes ses réactions. Et nous ne les aurons toujours pas comprises dans l’intervalle de temps qui nous reste pour prendre ces décisions. Nous savons simplement qu’elles existent. Aujourd’hui, nous pouvons choisir de ne pas nous infliger une catastrophe écologique. A partir du moment où l’on envisage le problème sous cet angle, il ne sert pas à grand-chose de se demander si c’est faisable ou non. La faisabilité des stratégies dépend exclusivement de notre volonté de faire quelque chose.”
Marty Hoffert, professeur de physique à l’université de New York, a publié dans la revue Science un article où il exprime certains désaccords avec Socolow. Il pense en particulier que maintenir les niveaux de CO2 au-dessous de 500 ppm exigerait un effort “colossal” et ne pourrait sans doute se faire qu’au prix de changements “révolutionnaires” en matière de production d’énergie. “Il n’est sans doute pas faux de dire que nous possédons déjà ‘le savoir-faire scientifique, technique et industriel pour résoudre le problème du carbone’, au même titre qu’en 1939 nous disposions des compétences scientifiques et techniques pour fabriquer des armes nucléaires”, dit-il en faisant référence à l’article de Socolow. “Mais, avant d’en arriver là, il a fallu en passer par des projets monumentaux.”
Pascal Barkats fait ainsi remarquer que, dans les décennies à venir, la hausse de la consommation énergétique devrait essentiellement être le fait de pays comme la Chine et l’Inde, où les réserves de charbon sont très nettement supérieures à celles de pétrole ou de gaz naturel. (La Chine, qui envisage de construire 562 centrales à charbon d’ici à 2012, devrait détrôner les Etats-Unis de leur premier rang des émetteurs de carbone vers 2025.) Entre-temps, la production mondiale de pétrole et de gaz naturel devrait commencer à baisser – dans vingt ou trente ans selon certains experts, voire avant 2010 selon d’autres. Hoffert prédit que les rejets de carbone atmosphérique reprendront alors de plus belle, et qu’il sera donc d’autant plus difficile de stabiliser les niveaux de dioxyde de carbone. D’après ses calculs, il ne faudrait alors pas moins de douze triangles de stabilisation simplement pour maintenir l’augmentation des émissions de CO2 sur leur trajectoire actuelle. (Socolow reconnaît volontiers que plusieurs scénarios plausibles exigeraient encore plus de triangles de stabilisation.) L’Etat fédéral devrait débloquer un budget de 10 milliards à 20 milliards de dollars par an pour financer la recherche fondamentale sur les nouvelles sources d’énergie. Toutefois, et à titre de comparaison, Marty Hoffert souligne que le bouclier antimissiles du programme de la “guerre des étoiles”, qui n’a toujours pas débouché sur un système opérationnel, a d’ores et déjà coûté aux contribuables américains près de 100 milliards de dollars.
Que fait la communauté internationale ? En théorie tout au moins, elle s’est déjà engagée à réagir au réchauffement planétaire, et ce depuis plus de dix ans. En juin 1992, les Nations unies ont organisé le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. Les représentants de pratiquement tous les pays du monde se sont réunis pour mettre sur pied la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC), dont l’objectif ultime était de “stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique”. L’un des premiers signataires de cette charte fut le président George Bush père, qui, à Rio, a appelé les dirigeants du monde entier à traduire “les paroles prononcées en actions concrètes visant à protéger la planète”. Trois mois plus tard, Bush soumettait la convention au Sénat américain, qui l’approuva à l’unanimité. Elle a, depuis, été ratifiée par 165 pays.
L’une des clauses de la CCNUCC prévoit que les signataires se retrouvent régulièrement pour évaluer leurs progrès, lors de réunions appelées les “conférences des parties”. Dans les faits, personne n’avait beaucoup de progrès à rapporter. L’article 4.2.b de la convention somme les pays industrialisés de se donner pour “objectif” de ramener leurs émissions de gaz à effet de serre aux niveaux de 1990. Or, en 1995, les émissions agrégées de ces pays continuaient d’augmenter. (Les seuls ou presque qui avaient réussi à revenir aux niveaux de 1990 étaient les anciens pays du bloc soviétique, et ils ne le devaient qu’au fait que leur économie était en chute libre.) Se sont ensuivies plusieurs séries de négociations, souvent très âpres, qui ont débouché sur une session de onze jours au centre de conférences international de Kyoto, en décembre 1997.
Techniquement parlant, l’accord qui est sorti de cette conférence est une annexe à la convention-cadre. Aux exhortations ambitieuses ce protocole substituait des engagements contraignants. Ceux-ci s’appliquent aux pays industrialisés (ou “parties visées à l’Annexe 1”), à savoir les Etats-Unis, le Canada, le Japon, l’Europe, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et plusieurs pays de l’ancien bloc de l’Est. Chacun a des obligations différentes, fixées en fonction de facteurs historiques et politiques propres. Ainsi, les pays de l’Union européenne sont censés parvenir à une réduction de 8 % par rapport aux niveaux de 1990, contre 7 % pour les Etats-Unis et 6 % pour le Japon. Outre le CO2, ce traité réglemente les émissions de cinq autres gaz à effet de serre – le méthane (CH4), le protoxyde d’azote (N2O), les hydrofluorocarbures (HFC), les hydrocarbures perfluorés (PFC) et l’hexafluorure de soufre (SF6) –, qui, pour simplifier la comptabilité, sont exprimées en “équivalents dioxyde de carbone”. Pour remplir leurs objectifs, les pays industrialisés peuvent, entre autres mesures, acheter et vendre des crédits d’émission et investir dans des projets de “développement propre” dans les pays en développement (ou “parties ne figurant pas à l’Annexe 1”). Ce deuxième groupe inclut des économies en transition comme la Chine et l’Inde, des pays producteurs de pétrole comme l’Arabie Saoudite et le Koweït, et des pays vivant essentiellement d’une économie de subsistance, comme le Soudan. Ceux-ci n’ont aucune obligation de réduire leurs émissions au cours de la période d’engagement du protocole de Kyoto, qui s’achève en 2012.
Il était évident dès la phase de négociations que le protocole de Kyoto se heurterait à une farouche opposition à Washington. En juillet 1997, Chuck Hagel, sénateur républicain du Nebraska, et son collègue Robert Byrd, sénateur démocrate de Virginie-Occidentale, ont émis une “recommandation du Sénat” mettant en garde l’administration Clinton contre le tour que prenaient les négociations. La résolution Byrd-Hagel posait que les Etats-Unis refusent tout accord qui les engagerait à réduire leurs émissions si les pays en développement n’étaient pas tenus à des obligations de même type. Le Sénat vota la résolution à 95 voix pour et zéro contre, ce qui reflétait l’intense travail de lobbying du secteur industriel comme des syndicats. L’administration Clinton a fini par signer le protocole de Tokyo, mais elle ne l’a jamais soumis à la ratification du Sénat, qui continue d’exiger des efforts comparables de la part des “principaux pays en développement”.
D’un certain point de vue, la logique qui sous-tend la résolution Byrd-Hagel est imparable : le contrôle des émissions revient cher, et ce coût doit être supporté par quelqu’un. Si les Etats-Unis acceptaient de limiter leurs émissions de gaz à effet de serre sans que leurs concurrents économiques, telles la Chine ou l’Inde, fassent la même chose, les entreprises américaines seraient désavantagées. “Un traité imposant aux pays industrialisés mais pas aux pays en développement des engagements contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre créerait une situation très préjudiciable à l’économie américaine”, a déclaré Richard Trumka, le secrétaire-trésorier de l’AFL-CIO [le plus important syndicat américain], qui avait fait le voyage de Kyoto pour faire pression contre le protocole.
D’un autre point de vue, cependant, la logique de la résolution Byrd-Hagel trahit un égoïsme flagrant, pour ne pas dire obscène. Comparons l’ensemble des émissions anthropiques autorisées de CO2 à un gros gâteau. Si l’objectif est de maintenir les concentrations au-dessous de 500 ppm, alors la moitié de ce gâteau a déjà été consommée et, sur cette moitié, la part du lion a été engloutie par le monde industrialisé. Exiger maintenant que tous les pays réduisent leurs émissions en même temps revient à proposer de donner pratiquement tout le reste du gâteau aux pays industrialisés, sous prétexte qu’ils en ont déjà avalé la plus grosse part. En un an, un Américain moyen produit autant de gaz à effet de serre que 4,5 Mexicains, 8 Indiens ou 99 Bangladais. Si les Etats-Unis et l’Inde devaient réduire leurs émissions dans les mêmes proportions, alors un Bostonien pourrait continuer à produire indéfiniment 18 fois plus de gaz à effet de serre qu’un Bangalorais. Or, en vertu de quoi certains auraient-ils le droit d’émettre plus que d’autres ? C’est ce que souligna il y a trois ans le Premier ministre indien Atal Bihari Vajpayee lors d’une conférence au sommet sur le climat à New Delhi : “Nos émissions de gaz à effet de serre par habitant ne représentent qu’une fraction de la moyenne mondiale et elles sont inférieures d’un ordre de grandeur à celles de beaucoup de pays développés. Nous ne pensons pas que les principes de la démocratie puissent tolérer une autre norme que celle donnant aux habitants les mêmes droits aux ressources environnementales mondiales.”
Hors des Etats-Unis, la décision de dispenser les pays en développement des obligations de Kyoto a généralement été accueillie comme une solution juste – quoique imparfaite. Il s’agissait d’amorcer le processus, pour ensuite convaincre des pays comme la Chine et l’Inde de signer. Cette approche “bipolaire” avait été utilisée – avec succès – dans les années 1980 pour réduire par paliers les émissions de chlorofluorocarbures, les gaz responsables de la déplétion de la couche d’ozone atmosphérique. Pieter Van Geel, le ministre de l’Environnement néerlandais, chrétien-démocrate de centre droit, résume de la façon suivante sa vision des choses pour l’Europe : “Nous avons bâti notre richesse sur les combustibles fossiles que nous exploitons depuis trois cents ans, et ne pouvons pas interdire aujourd’hui aux pays émergents, au nom du problème du changement climatique, de se développer au même rythme. Nous devrions au contraire afficher nos valeurs en donnant l’exemple. Il n’y a que comme cela que nous aurons le droit d’exiger quoi que ce soit de ces pays.”
Le protocole de Kyoto est enfin entré en vigueur le 16 février 2005. L’événement a été célébré dans de nombreuses villes : la municipalité de Bonn a organisé une réception à l’hôtel de ville, l’université d’Oxford a offert un banquet pour l’occasion et à Hong Kong s’est tenue une réunion de prières pour Kyoto. Le lendemain, j’assistais au siège des Nations unies, à New York, à une conférence très pertinemment intitulée “Un jour après Kyoto : les prochaines mesures sur le climat”. Les intervenants étaient des scientifiques, des responsables du secteur des assurances et des diplomates du monde entier, parmi lesquels l’ambassadeur aux Nations unies du Tuvalu, minuscule Etat insulaire du Pacifique, qui a expliqué comment son pays risquait d’être purement et simplement rayé de la carte. Le représentant permanent britannique auprès des Nations unies, sir Emyr Jones Parry, a pour sa part débuté son discours en déclarant : “Nous ne pouvons pas continuer sur la voie que nous suivons actuellement.”
Comme se sont employés à le rappeler tous les intervenants, Kyoto n’est que la première phase d’un long processus. Même si chaque pays – y compris les Etats-Unis – remplissait les obligations auxquelles l’engage le protocole d’ici à 2012, les concentrations atmosphériques de CO2 atteindraient des niveaux dangereux. Kyoto ne fait que retarder cette issue. Les “prochaines mesures pour le climat” passent, entre autres choses, par des engagements substantiels de la part de pays comme la Chine et l’Inde. Or, tant que les émissions américaines continuent d’augmenter, pratiquement hors de tout contrôle, il semble virtuellement impossible de leur arracher de tels engagements. Ainsi, si les Etats-Unis n’ont pas réussi à saborder Kyoto, ils sont peut-être en train de faire quelque chose d’encore plus préjudiciable : tuer dans l’œuf les chances de parvenir à un accord pour l’après-Kyoto. “La réalité brutale est que, à moins que l’Amérique ne revienne à une forme de consensus international, il sera très difficile de progresser”, déclarait récemment, en termes diplomatiques, le Premier ministre britannique Tony Blair lors d’une conférence de presse.